Le modèle d’endettement externe, longtemps présenté comme le moteur du développement des pays sous-développés en général et du Sénégal en particulier, révèle aujourd’hui ses limites. Le Sénégal fait face à un endettement public record (119 % du PIB) selon le Fonds monétaire international – aggravé par des « dettes cachées » hors bilan et une contrainte budgétaire qui menace à la fois sa stabilité macro-économique et sa capacité à financer un développement durable et inclusif. Lors des assemblées du FMI et de la Banque mondiale, Kristalina Georgieva a salué la transparence dont les autorités sénégalaises ont fait montre en révélant la dette cachée, estimant qu’elles ont eu “le courage de dire la vérité”.
Les crises successives – dette des années 1980, pandémie de COVID-19, guerre en Ukraine, guerre commerciale décrétée par la nouvelle administration américaine, la suspension/diminution de l’aide au développement – ont ravivé une question centrale : comment financer la transformation structurelle du pays sans replonger dans la dépendance et le surendettement ?
En tant qu’économiste ayant étudié les mécanismes d’endettement et les sources alternatives de financement du Sénégal, j’examine dans cet article les alternatives au modèle classique d’endettement. Je défends l’idée que des instruments concrets existent pour soutenir une croissance inclusive, génératrice de richesse, d’emplois et porteuse de réduction des inégalités des revenus.
Les limites d’un modèle fondé sur la dette
Selon la théorie économique néo-classique, un pays avec un taux d’épargne faible peut accélérer sa croissance économique en finançant ses investissements productifs par la dette internationale. C’est sur ce principe que le Sénégal, comme d’autres pays africains, a beaucoup emprunté sur les marchés internationaux pour construire routes, ponts et infrastructures censés soutenir la croissance et conduire le pays vers l’émergence.
La réalité dément cette théorie dans le cas du Sénégal. Après quarante années de recours aux financements extérieurs, la dette publique dépasse aujourd’hui 118 % du PIB. Le déficit budgétaire s’élève aussi à plus de 14 % du PIB. Le service de la dette absorbe plus de 25 % des recettes fiscales. Les charges d’intérêts sur la dette ont augmenté de 32,7 % durant ce trimestre, atteignant 823 milliards de FCFA (environ 1,34 milliard de dollars US), d’après le ministre des Finances. La croissance économique reste très volatile, avec une productivité stagnante et un taux de chômage très élevé (22,8 %).
Le taux moyen de croissance économique est de 5 %. La productivité du travail n’augmente en moyenne que de 0.6 %. Elle est freinée par la mauvaise orientation de la main-d’œuvre et de l’insuffisance d’équipements performants.
Les investissements massifs n’ont pas créé le cercle vertueux attendu. Au lieu de créer une croissance endogène et inclusive, ils ont consolidé une économie dépendante des importations et des devises étrangères.
Cette dépendance a entraîné un cycle de surendettement. L’État doit sans cesse emprunter de nouvelles sommes pour rembourser les dettes contractées en devises. Le service de la dette augmente chaque année (+21 % sur les intérêts). S’y ajoute un besoin de financement du compte courant estimé à 2700 milliards de FCFA (environ 4,39 milliards de dollars US). Autant de ressources soustraites aux dépenses sociales et d’investissement.
Cette situation n’est pas passagère. Elle traduit un blocage structurel.La théorie de la dépendance montre que l’emprunt international entretient une dépendance durable vis-à-vis des grands centres financiers. Celle-ci est aggravée par des contrats opaques et la pression des agences de notation comme Moody’s qui ne cessent de dégrader la note du pays.
La doctrine de la “dette odieuse” formulée par Alexander Sack considère qu’une dette contractée sans consentement démocratique et contraire à l’intérêt public peut être annulée. Cette idée refait surface au Sénégal : la Cour des comptes a révélé l’existence d’une dette « cachée » estimée à 13 milliards de dollars fin 2024, contre 7 milliards sous le régime précédent.
Ce fardeau de la dette cachée pèse lourdement sur les finances publiques et nuit à la crédibilité du pays sur les marchés. Le Sénégal doit désormais emprunter à des taux très élevés . C’est pourquoi une partie des Sénégalais demande que le pays refuse de rembourser cette dette cachée qu’ils jugent “odieuse”.
Ces analyses montrent la nécessité de diversifier les sources de financement pour atténuer la dépendance du pays à l’endettement.
## Financer autrement l’économe
La recherche d’alternatives au modèle classique d’endettement devient urgente. Au-delà de la mobilisation des ressources domestiques (réformes fiscales, épargne nationale), plusieurs instruments offrent des solutions crédibles pour financer autrement la croissance. Un fonds souverain, alimenté par les revenus des ressources naturelles (or, zircon, hydrocarbures), pourrait constituer une base de financement stratégique.
Les échanges de dette contre développement offrent une solution. Ils convertissent une créance en financements pour des secteurs comme la santé ou l’éducation. Résultat : la dette s’allège tout en soutenant les services publics.
La diaspora sénégalaise, dont les transferts représentent près de 10 % du PIB, constitue un autre levier majeur pour financer des infrastructures stratégiques. Le lancement du premier Diaspora Bond a d’ailleurs permis de lever 450 milliards de FCFA (environ 731,7 millions de dollars US), bien au-delà de l’objectif initial de 487,8 millions de dollars US. Ces obligations citoyennes, assorties de taux de rendement compétitifs, peuvent devenir un outil structurant de patriotisme économique.
L’utilisation des Sukuk islamiques qui sont des obligations en conformité avec la charia (loi islamique) limiterait le risque de change tout en mobilisant une épargne nationale et étrangère compatible avec les valeurs islamiques de nombreux investisseurs. Pour le Sénégal, il faudra simplement rationaliser le recours à cette finance islamique en travaillant sur un cadre juridique et réglementaire transparent. En 2014, le gouvernement l’avait déjà utilisé pour lever 325,2 millions de dollars US.
Un autre levier de financement consisterait à émettre des obligations indexées au PIB. Avec ce système, le remboursement de la dette dépend de la santé économique du pays. Si la croissance est forte, les créanciers sont mieux remboursés. Si l’économie ralentit ou subit un choc climatique (inondation, disette sécheresse), les remboursements diminuent. Ce mécanisme testé en Argentine après 2001 prouve que les finances publiques, en partageant les risques avec les créanciers, laissent aux autorités une marge de manoeuvre budgétaire.
D’autres mécanismes financiers méritent d’être développés. La microfinance, les fintechs, le capital-risque et les sociétés de capital d’investissement peuvent non seulement accompagner les start-up et les PME innovantes mais aussi cibler une partie de la population non bancable.
A ces leviers de financement, il faudra y inclure les fonds verts pour le climat et les obligations vertes, niches qui permettront de lever des fonds pour lutter contre le réchauffement climatique ou de financer des projets environnementaux structurants.
Le Sénégal doit s’appuyer sur une stratégie bien pensée qui combinerait ces formes de financement alternatif avec les investissements directs étrangers (IDE) et les partenariats public-privé transparents dans des secteurs tels que le BTP, les énergies renouvelables, l’agro-industrie et les hautes technologies.
Bien articulés et adossés à une diplomatie économique efficace, ces leviers peuvent diminuer la vulnérabilité externe du pays. Ils peuvent renforcer la nouvelle approche de financement des politiques publiques pour une transformation systémique de l’économie sénégalaise tout en renforçant la crédibilité internationale du Sénégal.
Une réforme en deux temps
Pour rompre ce cercle vicieux dans lequel le Sénégal s’est empêtré, il est nécessaire d’amorcer des réformes qui auront un double objectif.
D’une part, assainir l’héritage de dettes accumulées par un audit rigoureux, une restructuration ciblée et une gouvernance budgétaire plus transparente.
D’autre part, bâtir une nouvelle stratégie de financement capable de mobiliser les ressources domestiques, de diversifier les partenariats et d’intégrer des instruments innovants tels que les échanges de dette contre développement, les sukuk islamiques, les obligations indexées au PIB et les diaspora bonds.
Cette transformation exige une discipline institutionnelle exemplaire et une sélection stratégique des instruments de financement afin de protéger les dépenses sociales, soutenir l’emploi des jeunes et préserver le pouvoir d’achat des Sénégalais les plus vulnérables. En maîtrisant ces leviers, le Sénégal pourra libérer son potentiel productif pour une transformation systémique de son économie et réduire sa dépendance aux marchés financiers internationaux.
Il s’agira ainsi de bâtir une trajectoire de croissance durable, résiliente et véritablement inclusive, capable d’éradiquer la pauvreté et de réduire les inégalités économiques.
La réussite de la Vision Sénégal 2050 – référentiel de développement du pays – dépendra de cette capacité à financer autrement les politiques publiques et l’ économie.













